Concernant les dragons, tout étant affaire d’opinion, je vous donne celle d’un expert qui avait son franc parler. J’ai nommé le général Thiébault, s’exprimant dans son “Manuel général du service des états-majors”, écrit en 1810 (Paris, 1813, pages 408 et 409).
“La cavalerie française se divise en grosse cavalerie, en dragons et en cavalerie légère. Les carabiniers et les cuirassiers forment notre grosse cavalerie ; les dragons composent l’arme intermédiaire (1) ; les chevau-légers, les chasseurs et les hussards forment notre cavalerie légère. ...
(1) Formation peu avantageuse : les dragons ne doivent être que de l’infanterie montée de manière à parcourir rapidement des espaces plus ou moins grands, ou de la simple cavalerie : mais vouloir en faire de l’infanterie et de la cavalerie, c’est avoir de l’infanterie médiocre qui coûte trois fois plus que ne doit coûter la meilleure, et de la cavalerie qui ne compense plus ce qu’elle coûte : c’est exiger de la plupart des hommes dont on fait des dragons plus qu’ils ne peuvent faire et apprendre ; c’est étourdir ceux auxquels on ordonne le matin de porter le haut du corps en avant et le soir de porter le haut du corps en arrière ; c’est démoraliser et rendre aussi faibles cavaliers que faibles fantassins des hommes auxquels on dit : à cheval aucune infanterie ne peut nous résister, et à pied, aucune cavalerie ne peut nous entamer : enfin ce n’est avoir, malgré beaucoup de soins et de dépenses, ni infanterie ni cavalerie.
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En l’an 12 (1804), je fus chargé d’organiser à Versailles les 3e, 9e et 15e régiments de dragons, et l’opinion des chefs de ces corps était qu’un dragon qui ne voudrait négliger aucun de ses devoirs, ne pourrait avoir, dans la journée, une heure pour se reposer et pour manger...”
Je vous ai mis le premier de ces trois paragraphe parce-que le général y divise bien la cavalerie française en trois catégories alors que réglementairement les dragons font partie de la cavalerie lourde et qu’il n’existe pas officiellement de “cavalerie médiane” ou “médium”...
Le deuxième paragraphe est le plus intéressant qui regroupe toutes les critiques que l’on a pu entendre sur l’arme des dragons telle que le réglement la concevait... et l’opinion d’un homme de l’art sur ce qu’elle devrait être, soit infanterie portée soit cavalerie, mais pas les deux à la fois car c’est impossible matériellement, moralement et financièrement.
Le troisième paragraphe porte le coup de pied de l’âne. Manifestement, les colonels ne cherchaient pas à appliquer un réglement qu’ils considéraient eux-mêmes inapliquable... et donc les dragons, mal instruits par construction, dans leurs deux rôles, formeront de facto des unités médiocres de cavalerie quand ils auront des chevaux, et des unités médiocres d’infanterie quand ils n’en auront pas.
La deuxième situation cessera cependant en 1807 avec l’afflux de chevaux de capture qui permettront de remonter les "piétons", et en 1808 tous (ou presque) ces cavaliers “médiocres” seront envoyés s’aguerrir dans la Péninsule Ibérique. Ils en reviendront en 1814, cavaliers d’élite accomplis, connus dans nos fastes guerriers sous le célèbre vocable de “Dragons d’Espagne”.
Pour ceux qui ne l’auraient pas lu voici un article illustrant bien, je l’espère, ce processus :
http://planete-napoleon.com/docs/NDL15.Sallmard.pdfOn y voit un jeune “cavalier à pied” très mécontent de son sort jusqu’à ce qu’enfin lui soit attribué un cheval. A l’évidence le service à pied était ressenti comme une déchéance, et une fois monté le cavalier se comportait comme tel, ne descendant de sa monture pour servir à pied que contraint et forcé par les circonstances... comme ceux des autres subdivisions de la cavalerie d'ailleurs !
Au rang des circonstances, celle qui fit créer la division de Dragons à Pied de Barraguey d'Illiers n'était pas le manque de chevaux, car tous ces cavaliers avaient le leur lorsqu'on les en priva.
Il s'agissait des meilleurs cavaliers de leurs régiments, que l'on destinait à l'invasion de l'Angleterre, et donc à être remontés en chevaux britanniques une fois de l'autre côté du Channel.
Vous savez ce qu'il advint du projet de "descente dans les îles britanniques", mais en attendant sa concrétisation on affecta aux chevaux rendus disponibles de nouveaux conscrits que les circonstances, encore elles, empêchèrent d'instruire correctement (à fortiori dans leur double rôle évoqué plus haut !).
Au résultat, lorsque la Grande Armée fit sa célèbre volte-face pour se jeter en Allemagne, ce sont des cavaliers inexpérimentés qui composèrent les escadrons montés, et des cavaliers vétérans qui les suivirent comme ils purent à pied, en très mauvais fantassins de très mauvaise humeur qu'ils étaient.
Les conscrits ne sachant pas s'occuper de leurs chevaux il s'en fit une consommation effrayante, et ceux qui restaient sous leurs faibles cavaliers devinrent du "gibier de cosaques", notamment lors de l'hiver 1806-1807 comme l'illustrent bien plusieurs passages de l'article évoqué plus haut.
Diégo Mané