Paperasse et pièges à rats

Tous les sujets relatifs aux guerres de la Révolution et de l'Empire (1792-1815) ont leur place ici. Le but est qu'il en soit débattu de manière sérieuse, voire studieuse. Les questions amenant des développements importants ou nouveaux pourront voir ces derniers se transformer en articles "permanents" sur le site.

Modérateurs: MASSON Bruno, FONTANEL Patrick, MANÉ John-Alexandre

Paperasse et pièges à rats

Messagepar MASSON Bruno sur 22 Déc 2021, 13:24

    Un petit texte trouvé dans l’ouvrage sur le service du matériel Anglais entre ses débuts et les années 1920. Ce n’est pas vraiment notre période privilégiée, mais c’est presque intemporel, et franchement délectable. Le titre original est « Red Tape and Rat Traps », ce qui donne une allitération amusante.

      Vers la fin du XIXe siècle en Angleterre, à plus de 800km de la grande ville la plus proche, se trouvait un grand dépôt d’effets d’uniformes. Pour les protéger des déprédations des rats, un chat était présent, et une petite somme était régulièrement versée pour sa nourriture,

      Arriva un temps de restrictions budgétaires, et le responsable se vit informer d’avoir à mettre en place « piège/rat/fil/fer/galvanisé/MK I », à raison d’un par 100 uniformes complets présents dans le dépôt. Le chat, déclaré par là même obsolète, devait être transmis au Commissariat afin d’être vendu, comme tout élément frappé d’obsolescence.

      L’édition suivante de la circulaire envoyée à tous les entrepôts contenait un descriptif détaillé et bien illustré dudit piège et de ses composants.

      Ledit officier responsable, ayant fait ses calculs, trouva qu’il lui fallait 19,3 pièges selon le règlement, et en commanda donc 20. 19 lui furent livrés, avec une note spécifiant que seules les fractions de pièges supérieures à 0.5 pouvaient faire droit à un arrondi à la valeur supérieure. Le courrier de retour de l’officier signala alors à ses supérieurs que dans le cas présent, 33 uniformes se trouvaient dépourvus de protection. Il était aussi demandé un manuel d’utilisation pour ces pièges à rat, et la réponse sur ce point fut que ce manuel était en cours d’élaboration.

      En même temps, un exemple de rapport mensuel lui fut demandé, sous forme de tableau croisé, détaillant le nombre d’uniformes, le volume de l’entrepôt, le nombre de pièges posés par ensemble d’uniforme, et enfin celui des captures par pièges. Les captures de souris devaient être indiquées en marge, et pour éviter toute tentation de faire passer ces dernières pour des rats, les tailles des captures devaient elles aussi être indiquées en marge du rapport.

      Dans le but de montrer sa bonne volonté dans ce domaine, cet officier responsable demanda l’autorisation d’obtenir « jauge/cartouches et munitions actives », qui lui permettrait de fournir ces mensurations avec une précision de 1/1000e de pouce. La réponse fut que cet ustensile était prévu pour la mesure d’explosifs, description ne s’appliquant, jusqu’à nouvel ordre, pas aux rats, que l’outil fonctionnait grâce à des vis en fonte, et que selon le règlement, son utilisation ne pouvait se faire que selon les restrictions d’un arsenal, en utilisant des patins en feutres, dans un bâtiment isolé situé à plus de 300m de toute route ou installation; Un plan de la localité devait aussi être fourni. L’utilisation d’un tel instrument pour la mesure de rats ne pouvait donc qu’être « irrégulière, voire dangereuse ».

      La demande de faire étendre la définition d’« obus amorcé » (« live shell ») à « rat vivant » (« live rat ») se vit refusée. La lettre de refus signalant qu’une règle standard de 2 pieds devait suffire à obtenir la précision nécessaire pour l’objet en cours. l’officier demanda alors qu’une telle règle lui soit fournie.

      La réponse fut que cette règle ne se trouvait que dans la caisse d’outils fournie aux dépôts comprenant un magasin de charpentier, il était irrégulier de la fournir en dehors de ce cadre. L’officier gérant le dépôt demanda alors la création d’un tel magasin pour son établissement, ce qui lui fut accordé, moyennant la dépense de quelques centaines de livres.

      Le rapport mensuel fut alors envoyé à l’autorité centrale, signalant des effets d’habillement détruits par les rats, la bonne réception des 19 pièges et réitérant la demande d’instruction sur la pose des dits pièges.
      En moins d’un mois, manifestant une promptitude digne d’éloges, les autorités compétentes produirent et expédièrent à ce dépôt un manuel complet et exhaustif, explicitant l’extraction puis le raffinage du minerai de fer, les procédés de tréfilerie et de galvanisation, la construction des pièces du piège, les étapes de sélection de son modèle, et incidemment sa pose, avec force diagrammes et schémas explicatifs.

      Le rapport mensuel suivant, néanmoins montra une absence totale de capture de rongeurs, et d’autres uniformes détruits par ceux-ci.
      L’autorité centrale fit alors passer un questionnaire au responsable du dépôt, qui peut se résumer à :

      - Les pièges ont-ils bien été posés ? Réponse: oui
      - Causes estimées des dégâts subis par le stock? Réponse du responsable local, pas fou : les effets détruits se trouvaient certainement parmi les 33 uniformes non couverts par l’allocation de pièges.

(à suivre)
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Re: Paperasse et pièges à rats

Messagepar MANÉ Diégo sur 22 Déc 2021, 21:15

Excellentissime... et délicieusement so British, en pleine époque du "Rule Britannia" !

J'attends la suite avec un sourire sorti (pas rentré, quoi !).

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Re: Paperasse et pièges à rats

Messagepar BEYER Olivier sur 23 Déc 2021, 16:39

J'avoue que mon chat a hoché sa petite tête de désapprobation. Elle pense à juste raison que l'efficacité féline a été prouvée sans la moindre ambiguïté depuis les égyptiens.

La volonté de faire des économies de bout de chandelle a fait perdre tout sens commun et tout bon sens à l'administration et amené une solution in fine moins efficace qu'un simple chat, lequel se contente d'une pitance, même si je sais que mon point de vue félinophile est bien connu :mrgreen:

Cet article est très intéressant et révélateur

Merci Bruno
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Re: Paperasse et pièges à rats

Messagepar FONTANEL Patrick sur 23 Déc 2021, 22:36

C'est un scénario de pièce comique ou de comédie dramatique ?
Finalement les britanniques veulent dépasser les français dans tous les domaines, y compris dans l'administration aveugle...

NB : 800 Km ? Une erreur de frappe, non ?
La force d'une armée, comme la quantité de mouvement en mécanique, s'évalue par la masse multipliée par la vitesse.
[Napoléon Bonaparte]
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Re: Paperasse et pièges à rats

Messagepar BLANCHONNET Frédéric sur 24 Déc 2021, 06:14

C est une histoire digne de Courteline dans son oeuvre " Messieurs les ronds de cuirs '.
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Re: Paperasse et pièges à rats

Messagepar MASSON Bruno sur 27 Déc 2021, 08:09

Patrick> dans le texte, il est indiqué '1000 miles", donc en effet, c'est une erreur de conversion, il s'agit plutôt de 1600 kilomètres
(la suite et la fin)

    Un piège supplémentaire fut alors fourni, avec la précision expresse que c’était dans l’optique de l’extension du stock de 67 ensembles d’uniformes supplémentaires.

    Néanmoins, le rapport mensuel suivant ne montra pas d’amélioration du ratio de prise, et toujours des déprédations sur le stock. La mise en place d’un piège Mk II fut alors préconisé, qui différait du Mk I en ce que le fer n’était pas galvanisé, et provenait d’Allemagne ; mais le rapport mensuel suivant revint avec toujours la même conclusion « rats capturés : 0 »

    La réponse de l’autorité fut que les pièges ne devaient être manipulés que par des personnes à l’intellect supérieur, et qu’un officier d’état-major serait détaché sur place pour superviser et former le personnel à la pose des pièges en question. Dans ce choix, la demande d’un officier ayant chassé les rats-marsupiaux (Bandicoots) dans les Indes, mais n’était pas du Service, fut écartée au profit d’un homme du sérail, de qui fit l’objet d’un échange d’articles incendiaires dans plusieurs hebdomadaires,

    Le soldat émérite choisi décida de produire un manuel ‘explicitant l’esprit des instructions’, et qui, en signalant les muscles mis en œuvre dans la pose des pièges, commençait par « prenez le piège » et finissait par « relâchez le ressort ». Des distinctions portant deux queux de rat croisées en or et en laine tressée furent autorisée pour les personnes ayant montré une certaine capacité à la pose de ces ustensiles.

    Mais les captures continuant de de pas décoller, l’autorité demanda que les rapports signalant le nombre de personnes instruites soient envoyés tous les 15 jours. Sans résultat probant.

    L’autorité se rendit compte alors que les pièges, bien que nomenclaturés « piège/rat/fil/fer/galvanisé/MK II », étaient en fait constitués de fer non galvanisé. Une correction de nomenclature fut alors exigée, avec un certificat afférent, et les rapports portants sur ce type de piège durent être resoumis avec le changement de désignation. Cela ne fit rien pour changer l’absence de capture qu’ils professaient tous.

    L’autorité admit alors avec difficulté que « les pièges n’avaient pas été à la hauteur des espoirs mis en eux, et que cela ne semblait être de la faute ni des poseurs ni des donneurs d’ordres» avant de demander, de façon accessoire, quel type d’appâts avaient été utilisés.

    L’officier en charge du dépôt fit alors remarquer que rien dans les instructions, ni le manuel fourni, ne parlait d’appâts, et qu’aucune ligne de crédit n’ayant été prévue pour leur achat, il était déraisonnable de penser qu’il allait le faire de sa propre poche.

    Finalement, le chat (ou un autre, sans doute, du fait des nombreux mois séparant son extraction de son retour) fut réintroduit au dépôt, étant bien entendu que "sa seule occupation devait être de chasser les rats » et les pièges placés en stock, « pour servir uniquement à la formation ».
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